Série-Choc: Le choc des civilisations: le Québec et les musulmans

*Il faut aussi préciser qu’en mars, lors de cet interview et d’autres qui ont eu lieu à la même période, nous voulions inviter notre lectorat à la réflexion sur les valeurs québécoises.

D’abord, pouvez-vous me parler un peu des ouvrages auxquels vous avez contribué?

Mes publications portent tantôt sur la scène publique nord-africaine, tantôt sur la communication entre l’Occident et l’Islam (pris au sens de civilisation).

Sur le sujet qui vous intéresse, j’ai publié deux ouvrages collectifs, auxquels ont participé une trentaine d’auteurs originaires de quatre continents, d’une quinzaine de pays et de plusieurs religions, dont le christianisme, le judaïsme et l’islam:

-Et puis vint le 11 septembre. Remise en question de l’hypothèse du choc des civilisations, Presses de l’Université Laval, Québec : 2003.

– L’Islam et l’Occident. Biopsies d’un dialogue, Presses de l’Université Laval, Québec : 2008.

Mes réponses à vos questions sont donc le produit d’une réflexion collective.

Aussi, depuis que j’ai pris ma retraite, j’ai collaboré, entre autres, avec Le Devoir et la revue Relations.

Qu’est-ce que la théorie du ”choc des civilisations”, brièvement; qui l’a développée et est-ce une théorie qui vous apparaît fiable (vous pouvez peut-être ici donner 4-5 raisons ou exemples pour illustrer votre propos)? Pourquoi a-t-elle été développée?

Cette théorie a été développée par un politologue américain, Samuel Huntington, qui a voulu réfuter les thèses de l’harmonie universelle post-guerre froide et de l’universalité de la culture occidentale. Parue une première fois dans la revue Foreign Affairs en 1993, elle donna lieu à des livres publiés en plusieurs langues (dont le français et le chinois) et exerça une grande influence à travers le monde.

Pour lui, dans le monde d’après la guerre froide, un conflit violent n’opposera plus des États-nations adversaires idéologiques mais des civilisations aux différences culturelles et religieuses sans cesse plus marquées.

S’il fut un moment où le choc des civilisations aurait dû se réaliser, c’est après les attentats du 11 septembre 2001 et l’appel à la destruction des États-Unis lancée par Oussama Ben Laden. Non seulement le choc ne se produit-il pas, mais bien au contraire, ce fut une coalition d’États, incluant des États arabes ou musulmans, qui vinrent appuyer activement les États-Unis dans la lutte mondiale contre le terrorisme (et autres formes de subversions), dans une stratégie policière de longue durée. La réaction sécuritaire solidaire des gouvernements du monde invalide fortement la prévision de Huntington.

Néanmoins, des expressions comme « l’Occident et l’Islam », « la Civilisation et la Barbarie», « Nous et Eux », « le monde civilisé et le terrorisme sauvage », traduisent une vision du monde manichéiste et à prisme déformant, en installant deux concepts centraux au discours public dominant : celui de la « Civilisation », associé aux valeurs positives du « bien », de la « liberté », de la « démocratie », des « droits de la personne », et celui de la « Sauvagerie », véhiculant les valeurs négatives du « mal », de la « servitude », de « l’oppression » et de la « chefferie ». Cette vision, largement répandue dans les industries médiatiques, culturelles et ludiques de par le monde sert, entre autres, à légitimer la mission salvatrice de la nation américaine, gardienne des valeurs éthiques ou morales, bras séculier du monde « libre » ou « civilisé ». C’est pourquoi la thèse de Huntington présente l’avantage, pour les décideurs américains de flatter leur ego de superpuissance et, pour l’opinion publique occidentale, de désigner un objet commode à ses peurs, ses désirs et ses angoisses collectives.

Pourquoi en est-il ainsi ? L’ouvrage L’Islam et l’Occident explique comment les rapports séculaires de domination, l’arrogance des acteurs dominants, les sentiments d’impuissance, de colère et de repli identitaire provoqués chez les autres par cette arrogance, de même que les complicités entre les élites de l’Occident et de l’Islam, établies au détriment des peuples moins favorisés, ont alimenté les images défavorables des uns et des autres à travers les siècles. L’image de l’Islam en Occident et celle de l’Occident en Terre d’Islam sont on ne peut plus mauvaises de nos jours.

Quelles sont les difficultés-obstacles qui se présentent quand on veut définir une civilisation? Est-ce faisable?

Sur le plan académique, la notion de « civilisation » est problématique quant à sa définition, aux choix des pays qui en sont le cœur, et à ses frontières géographiques.

Cette notion, au départ, a été associée par les ethnologues, à la genèse de la cité et à la naissance de l’urbanité (civilisation égyptienne, maya, aztèque, chinoise…). Plus tard, elle a été associée à la technique et aux pratiques inhérentes à celle-ci (architecture, médecine, génie…).

Les civilisations sont des ensembles cohérents mais diversifiés de cultures, d’institutions, de coutumes et de croyances, de créations artistiques ou scientifiques.

Leurs frontières géographiques sont imprécises et changeantes et leurs caractéristiques peuvent émigrer, se reproduire par un effet d’imitation dans tous les coins du globe. Dans le domaine alimentaire, par exemple, on peut citer Coca Cola, les sushis, le couscous… Dans le domaine vestimentaire, il y a les espadrilles, la cravate… Dans le domaine religieux, il faut rappeler que la majorité des musulmans de ce monde vivent en Indonésie et non pas dans le monde arabe, et que le christianisme est répandu dans tout le Moyen-Orient.

Est-ce que certains pays enlignent leurs politiques étrangères sur la théorie du choc des civilisations, selon vous? Quels en sont les résultats (quelques exemples suffisent)?

Les gouvernements réagissent souvent au délire du choc des civilisations en fonction du contexte politique intérieur.

Tel fut le cas  lors du bombardement de l’Ambassade de Chine à Belgrade en 1999. Dans ce cas particulier de « choc des civilisations », le délire médiatique sur la rivalité sino-américaine servi les stratégies de légitimation et de mobilisation du régime chinois, pendant que les représentants de la Chine, loin de tirer avantage de l’incident pour améliorer leur position extérieure, se faisaient rapidement, dans les couloirs discrets de la diplomatie internationale, très conciliants et désireux de ne pas envenimer davantage les relations sino-américaines déjà conflictuelles.

Par contraste, dans le cas de la Tunisie, la situation d’alliance avec l’acteur international dominant, les États-Unis, a plutôt permis aux autorités tunisiennes d’exploiter l’événement du 11 septembre pour obtenir de personnalités internationales des déclarations d’appui au régime de Ben Ali. Les appuis internationaux vinrent à point nommé pour conforter le consensus intérieur avant le référendum devant renforcer les pouvoirs du dictateur.

La société québécoise, de son côté, s’est elle aussi sentie partie prenante du drame vécu à ses frontières par la société américaine en septembre 2001. Le contexte intérieur québécois, à la différence du contexte intérieur tunisien, manifestait toutefois des risques de conflit entre deux de ses composantes : sa minorité musulmane et les francophones dits « de souche ». Le conflit éclata et se prolonge jusqu’à nos jours sous la poussée du Parti Québécois qui s’allia à la France pour promouvoir un modèle de laïcité excluant de l’espace public un envahisseur musulman imaginaire.

Selon vous, est-ce une théorie qui participe au néo-racisme dans nos sociétés et si oui, comment?

L’incapacité prolongée du nationalisme québécois à accoucher d’une formule politique consensuelle s’est conjuguée, depuis les attentats du 11 septembre 2001, avec l’inquiétude des Québécois face à leur minorité musulmane, de manière à produire une version québécoise du choc des civilisations : celle d’un envahisseur musulman imaginaire qui menacerait les valeurs fondamentales du Québec.

L’islamophobie au Québec a d’ailleurs pris une dimension spectaculaire lors de la controverse des « accommodements raisonnables » de 2005 à 2007. Des dizaines de cas d’accommodements de minorités religieuses analysés par la commission d’enquête Bouchard/Taylor durant cette période d’ébullition, pas moins de la moitié concernaient les minorités musulmanes.

La peur de ”L’Envahisseur musulman” s’est en outre enrichie d’un délire sécuritaire avec la parution de Montréalistan à l’hiver 2007, pour se fixer, une fois la crise calmée, sur le foulard musulman et sur les « intégristes », transformés en menace permanente à la modernité québécoise.

À l’instar de tous les nationalismes, le nationalisme québécois attribue une unité culturelle à une société au départ plus ou moins homogène. L’entité collective ainsi imaginée se présente comme un concentré des qualités qui appartiennent en propre aux nationaux et fondent leur personnalité de base. Parallèlement, ce nationalisme définit et hiérarchise les groupes minoritaires qui, au mieux, sont promis à l’assimilation – tels les Maghrébins en France ou les Kabyles en Algérie, à qui cette sorte de promotion sociale est offerte – ou à la protection – une forme de minorisation, comme dans le système des réserves indiennes au Canada –, quand ils ne sont pas tout simplement éradiqués – l’expulsion des Roms en Europe de l’ouest en 2010, par exemple, ou encore les massacres de réfugiés rwandais au Congo de 1996 à nos jours.

En dehors de ses formes extrêmes, le nationalisme québécois ne se dit pas contre l’immigration. Bien au contraire, il s’affirme moderne et ouvert. Toutefois, il réserve au Nous, au « vrai » fils de la Nation, le droit exclusif de parler sur la scène publique. Quant à L’Autre, étranger, il est subdivisé en deux sous-groupes, également imaginaires : ”Les Bons musulmans” qui nous ressemblent, mais qu’on minorise en se donnant la mission de les protéger contre les autres, et ”Les Mauvais”, offerts en pâture à l’opinion publique.

C’est ainsi que les attentats du 11 septembre ont permis à l’islamophobie de perdurer dans les conversations privées, dans les médias et dans les partis politiques. Le Québec suit la tendance mondiale.

 

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Journaliste indépendante