En Espagne, l’indignation bâillonnée.

Partout, le vent se lève.

«Everywhere I hear the sound of marching, charging feet, boy. ‘Cause summer’s here and the time is right for fighting in the street, boy…». Quiconque ose s’aventurer au delà des médias de masse s’aperçoit avec délectation qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’une révolte, souvent violente, n’éclate quelque part dans le monde. Les étudiants chiliens ont défilé par centaines de milliers dans les rues de Santiago, les policiers mexicains saignent, et nos amis grecs n’ont plus rien à perdre; aux États-Unis on a rallumé la flamme du Black Power, tandis qu’au Moyen-Orient les combattantes kurdes font souffler le vent libertaire de la Révolution; la jeunesse arménienne rendait les rues d’Erevan électriques, pendant qu’au Pérou, on se dressait devant un projet minier et on forçait le gouvernement à décréter l’état d’urgence; en Bolivie, des milliers de pauvres bloquent l’historique Potosi, tandis que les uruguayens déclenchent une grève générale dans leur pays. D’autres images nous parviennent, du Brésil, de Taïwan, de Turquie, du Canada, d’Italie, d’Angleterre, du Honduras, de France, du Portugal, etc… La liste n’en finit pas, un délicieux vertige nous gagne et nous ne savons plus où donner de la tête.

En Espagne, un climat social électrique.

Pour les élites espagnoles, le temps est à se protéger, en muselant la rage d’un peuple chauffé à blanc par sept  années de crise, de corruption, d’austérité : en Espagne, 23% de la population est au chômage, et le chiffre monte à 50% pour les moins de 25 ans; 22,2% des espagnols vivent sous le seuil de pauvreté, et des centaines de milliers d’enfants sont en situation de malnutrition infantile;  autre effet de la crise économique, le nombre record de familles expulsées de leur logement par les banques : depuis 2008,  les expulsions immobilières atteignent l’incroyable moyenne de plus 180 expulsions… par jour!

Le fossé entre le peuple et la caste de privilégiés ne cesse d’augmenter et les scandales de corruption éclaboussent quasi-quotidiennement l’ensemble de la classe politique, que ce soit au niveau local, régional, national, ou jusqu’à la famille royale.

Ce climat pesant a néanmoins eu le mérite de faire naître de nouvelles formes de protestations. En 2011, avant d’être violemment délogés par la police, les Indignés avaient occupés les places des villes espagnoles, montrant au monde entier ce à quoi pouvait ressembler une «démocratie réelle».   Plus tard, le mouvement «Rodea el parlamento» («Encercle le parlement») marquait les esprits en encerclant divers parlements autonomes afin que les députés ne puissent plus pénétrer dans ces institutions confisquées au peuple qu’elles sont censées représenter. En 2012 et 2013, deux journées de grèves générales furent réprimées dans le chaos de l’ultra-violence policière. Parallèlement à cela, des citoyens se sont organisés en marge des sphères de la politique traditionnelle, comme l’association anti-expulsion PAH (Plataforma de Afectados por la Hipoteca, dont l’une des militantes emblématiques, Ada Colau, est récemment devenu maire de Barcelone) ou le parti politique Podemos, créé par des professeurs d’université et aujourd’hui en passe de jouer les trouble-fête lors des prochaines élections.

Que stipule cette loi?

Face à un tel contexte, la «Loi de Sécurité Citoyenne», rebaptisée «Ley Mordaza» («loi-bâillon») prévoit tout un arsenal d’articles visant à criminaliser les divers formes de contestations sociales nées depuis le début de la crise économique. Le texte se divise en trois catégories : infractions légères, infractions graves, infractions très graves, sanctionnées respectivement par des amendes allant de 100 à 600 euros pour la première catégorie, de 601 à 30 000 euros pour la deuxième, et de 30 001 à 600 000 euros pour la dernière.

Afin de prévenir une nouvelle vague d’Indignés, l’occupation pacifique de l’espace public est  désormais totalement illégale, quand bien même celle-ci serait non-violente, et indépendamment du fait qu’elle soit spontanée ou communiquée à l’avance. De l’occupation de la voie publique, aux sit-in devant une banque ou n’importe quel autre bâtiment privé, jusqu’à la simple organisation de réunions dans l’espace public, en passant par la tenue de piquets de grève à caractère «informatifs» ou d’opération de distribution de tracts, ce sont toutes les possibilités de contestation calme et pacifique qui se retrouvent interdites par la Ley Mordaza. Bien entendu, le refus de dissoudre ne serait-ce qu’une simple «réunion» dans l’espace public se verra sévèrement sanctionné (puisque ce refus sera considéré comme une faute grave), et la loi pourra punir la simple «participation» à une manifestation «non-autorisée», c’est à dire que la présence d’une personne dans un cortège sera suffisante pour l’arrêter.

Plus grave encore, il est désormais interdit de manifester à proximité de bâtiments officiels (sénat, congrès, parlements autonomes,  etc). Au nom de la «sécurité», les citoyens qui s’aventureront à se rassembler devant ce type de bâtiments seront punis d’amendes allant jusqu’à 30 000 euros, et s’ils s’aventurent à y pénétrer, l’amende pourra s’élever à 600 000 euros.

 

Pour illustrer les conséquences de la loi, une photo (ci-dessus) a récemment fait le tour des réseaux sociaux. On y voit une scène classique de l’Espagne d’aujourd’hui, à savoir un rassemblement de citoyens tentant d’empêcher l’expulsion immobilière d’une famille endettée. Sur cette photo la personne ayant diffusé un appel à venir défendre une famille menacée d’expulsion (ou n’importe quel appel à un rassemblement ou à une manifestation quelconque via internet) tombera sous le coup de la loi. Ceux qui sont présents entre la famille et la police seront condamnés à 30 000 euros d’amende. Ceux qui opposeront une résistance, même “passive”, risqueront jusqu’à 4 ans de prison, tandis que la personne qui filmera et diffusera l’intervention de la police devra lui aussi s’acquitter de 30 000 euros d’amende… Car oui, la Ley Mordaza a même pensé à se prémunir des multiples photos et vidéos montrant les innombrables dérives et violences de la police espagnole. Dorénavant, filmer les policiers et diffuser leur image sera considéré comme une infraction grave, passible de 30 000 euros d’amende…

Si les libertés de manifester, de se réunir, et d’informer sont bafouées, la liberté d’expression, elle, n’est pas en reste, puisque la Ley Mordaza prévoit aussi de punir les insultes, le «manque de respect» ou l’outrage, envers l’Espagne, l’hymne national et les symboles, les communautés autonomes, les forces de l’ordre, les institutions. Que ce soit à travers des slogans, des pancartes dans la rue, ou via internet et les réseaux sociaux, ils faudra désormais faire attention à ne pas heurter la sensibilité du pouvoir en place, sous peine, là encore, de grosses amendes. A titre d’exemple, diffuser une vidéo de la final de la coupe d’Espagne de football, où les supporters basques et catalans avaient conjointement sifflé l’hymne national espagnol, exposerait la personne contrevenante à une amende (très) salée.

Enfin, et puisque le gouvernement a pensé à tout, un article de la Ley Mordaza prévoit, en réponse aux activistes de Greenpeace notamment, l’interdiction d’escalader des bâtiments pour y accrocher une banderole.

Désormais, il faudra faire preuve d’une grande imagination afin d’exprimer sa colère en Espagne. C’est ainsi qu’en avril dernier, sont nées les premières manifestations en hologrammes de l’histoire. A défaut de pouvoir descendre dans la rue, c’est à peu près tout ce qui reste aux espagnols pour s’exprimer légalement…

 

Une loi sans juges et sans avocats

En plus d’être flou, le texte de la loi sera laissé à l’appréciation des policiers dont les pouvoirs sont  considérablement accrus. Ce qui jusque là était considéré comme un délit, soumis à l’appréciation d’un juge, devient un acte administratif pris en charge par l’administration et non pas par une cour de justice.

La simple parole d’un policier sera suffisante pour sanctionner un «contrevenant» et lui remettre une amende. Ensuite, s’enclenchera un système kafkaïen, puisque pour contester cette amende, il faudra d’abord s’en acquitter, et ce n’est qu’après avoir payé qu’un citoyen pourra s’adresser au service des «contentieux administratifs»… moyennant une taxe!

Les sans-papiers, les prostituées, et les pauvres, encore un peu plus criminalisés.

Si la Loi de Sécurité Citoyenne vise principalement les manifestants, il ne faut pas oublier qu’elle permet aussi à l’État espagnol de se doter de nouvelles armes punitives contre les immigrés clandestins, les prostituées, les consommateurs de drogue et d’alcool, les squatteurs, les vendeurs ambulants, en un mot, les pauvres en général.

L’un des points les plus scandaleux de la «Loi de Sécurité Citoyenne» est sans aucun doute la légalisation des reconduites à la frontière dites «à chaud», jusque-là pratiquées illégalement par la police espagnole sur les clandestins africains ayant pourtant réussi à franchir le mur qui protège les enclaves de Ceuta et Melilla. Maintes fois rappelée à l’ordre par l’ONU et par les organismes de défense des droits de l’homme, l’Espagne offre désormais l’impunité à des policiers qui ont l’ordre d’intercepter les migrants et de les renvoyer, par la force, de l’autre côté des grilles et des barbelés qui délimitent la «forteresse européenne», le tout au mépris des lois européennes et internationales, évidemment.

Plus généralement, la législation durcit l’oppression de toutes les personnes occupant une place marginale dans la société : les prostituées en sont les premières victimes. Déjà harcelées par la police, les prostituées sont encore un peu plus criminalisées, dans la mesure où l’offre ou la demande de services sexuels tombent systématiquement sous le coup d’une loi toujours plus sévère. Volontairement flou, le texte de la loi prévoit notamment d’accroitre les amendes pour les clients et les prostituées se trouvant à proximité d’un lieu où il est susceptible d’y avoir des mineurs, ou se trouvant dans un lieu pouvant potentiellement troubler la sécurité routière.

Les espagnols ne se tairont pas

Ce qui se joue sous nos yeux, en Espagne et partout ailleurs, c’est l’amplification du pouvoir de l’État contre le pouvoir des citoyens, dans un contexte de crise où l’exaspération sociale atteint des niveaux «dangereux». Méthodiquement, les États et les élites qu’ils représentent se dotent de lois et de moyens toujours plus sophistiqués pour empêcher les peuples qu’ils gouvernent de s’opposer de manière un tant soit peu significative.

S’il y a une manière d’évaluer le niveau de «démocratie» des sociétés dans lesquelles nous vivons,  c’est sans doutes en mesurant la capacité qu’ont les citoyens de s’exprimer, de s’organiser, et de remettre en cause l’ordre établi. Or, avec cette loi, absolument tous les moyens de le faire sont illégaux.

Alors que 80% de l’opinion publique se disait contre la «loi-bâillon», le Parti Populaire de Mariano Rajoy a profité de sa majorité absolue au parlement pour «voter» cette loi souvent qualifiée de «néo-franquiste» par la presse internationale. Pour nombre de citoyens espagnols, la désobéissance civile est désormais une nécessité. Les voix s’élèvent courageusement pour rappeler que la loi n’empêchera pas les enragés de hurler, qu’elle n’empêcheront pas «nos» rues et «nos» quartiers de résister, pas plus qu’elle n’empêchera les clandestins de franchir les barrières qui se dressent sur leur chemin, ou les prostituées de continuer à gagner «leurs» vies.

A défaut d’être une bonne nouvelle, la “Loi de Sécurité Citoyenne” est un signe encourageant : les élites ont peur de nous, elles sentent leurs trônes vaciller et leur règne doucement se compromettre. Qu’ils profitent donc de leurs derniers instants, «for the losers now will be later to win, for the times they are a-changing.»