Critique de la bible de Couillard

Artiste Keith Thompson www.keiththompsonart.com

À quoi riment les décisions du gouvernement Couillard? Voici ce que le journaliste Antoine Robitaille nous apprenait le 6 octobre dernier dans les pages du quotidien Le Devoir :

Lors d’une réunion récente avec des hauts fonctionnaires et des patrons de société d’État, Philippe Couillard a été très clair, racontent plusieurs sources : s’il y a un livre qui l’inspire et même « que vous devriez tous lire », a-t-il lancé à son parterre, c’est The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State (Penguin Press, 305 pages), écrit par deux des patrons de la revue The Economist, John Micklethwait et Adrian Wooldridge.

Critique du livre « The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State » de John Micklethwait et Adrian Wooldridge

livre
La bible de Couillard? Penguin Press, 2014.

Il est d’intérêt public de connaître les motivations réelles du premier ministre. À défaut d’avoir accès aux pensées de l’homme lui-même, il n’y a rien de mieux que de consulter les sources qui l’inspirent. L’article d’Antoine Robitaille contient déjà un bref compte-rendu du livre La 4ème révolution[1] des auteurs John Micklethwait et Adrian Wooldridge et il est publiquement accessible[2]. Je vous offre aujourd’hui une critique en profondeur.

Un essai d’anticipation politique ethnocentrique et sexiste

La 4ème révolution est un texte construit selon un schéma courant dans les essais d’anticipation d’économie politique. Les premiers chapitres relatent une histoire mythifiée de la démocratie libérale occidentale. Suivent des anecdotes recueillies par les auteurs à travers le monde économique pour conforter certaines idées consensuelles et suggérer l’existence d’un conflit des civilisations. Enfin, on lance un appel à achever la révolution de la gouvernance esquissée tout au long de l’ouvrage, en donnant un large éventail d’actions pouvant servir d’inspiration pour les décideurs.

Le public-cible est celui des lecteurs de la revue The Economist, soit les gens instruits qui aiment que leurs informations internationales soient traitées en fonction de l’évolution du capitalisme libéral. Les sources citées dans le texte sont majoritairement anglaises et américaines, reflétant le milieu d’où proviennent les auteurs. Il faut d’ailleurs reconnaître que les auteurs assument pleinement leur ethnocentrisme occidental comme en témoignent leurs nombreuses évocations de l’esprit innovateur de l’Ouest.

Moins assumé, le sexisme des auteurs apparaît dans la présentation des deux grandes figures féminines du livre : Beatrice Webb et Margaret Thatcher. Beatrice Webb, la marraine de l’État-providence, disent-ils, « choqua sa classe en mariant cette gargouille industrielle [Sidney Webb] en 1892 et amusa ses collègues avertis comme H. G. Wells en sublimant ses appétits sexuels par la production d’une série de livres sur les détails de la gestion.[3] » Margaret Thatcher, donnée en exemple, « écouta attentivement Sir Keith Joseph, qui joua le rôle du “penseur accrédité envoyé en éclaireur” par la droite et la présenta à un courant de penseurs radicaux incluant Hayek et Friedman. » Elle aurait été, avec le recul, « immensément chanceuse — chanceuse que la gauche britannique se fragmenta et insista pour choisir des candidats qui ne pouvaient pas être élus et chanceuse que l’Argentine du Général Galtieri  décide d’envahir les Iles Malouines quand il l’a fait, lui permettant de les reprendre par la force et de gagner ensuite l’élection de 1983.[4] »

Un lecteur moins averti pourrait être rebuté par le traitement. Cependant, ma critique serait de peu de valeur si elle s’arrêtait au style et aux préjugés des auteurs. Car ce livre fait partie d’un genre qui jouit d’une grande popularité et qui se renouvelle sans cesse avec l’évolution des sensibilités. Pour saisir l’importance de cette littérature, je recommande le livre d’Ariel Colonomos : La politique des oracles[5]. Colonomos y défend brillamment la thèse que les laboratoires d’idées et les agences de notations financières sont la version contemporaine des oracles delphiques de l’Antiquité. Dans la suite, je m’intéresse au récit fondateur qui sert de pierre d’achoppement[6] dans la construction de La 4ème révolution et de bien d’autres écrits dans cette lignée, c’est-à-dire le Léviathan de Thomas Hobbes, publié au XVIIème siècle.

Dans la lignée du Léviathan de Hobbes

La réputation du Léviathan est sulfureuse et bien des auteurs y font référence. Cependant on prend rarement la peine de replacer cette œuvre dans son contexte historique, une précaution essentielle pour une publication comme celle-là datant d’il y a plus de 350 ans. Voici comment Anne Staquet, auteure du livre « La ruse du Léviathan »[7], a présenté le contexte historique lors d’une conférence à l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique[8] :

Exécution de Charles I
L’Exécution du Roi Charles I, source wikipedia, tiré du livre The National Portrait Gallery History of the Kings and Queens of England, David Williamson, 1998.

En Angleterre, on a d’importantes tensions entre le Roi et le parlement. Il y a eu trois guerres civiles dans cette période-là qui m’intéresse : de 1642 à 1645 pour la première, de 1648 à 1649 pour la seconde et de 1649 à 1651 pour la troisième. Le 30 janvier 1649, le roi Charles Ier se fait décapiter. Alors à ce moment-là on instaure une république, le Commonwealth d’Angleterre, jusqu’en 1660. De 1652 à 1659, c’est ce qu’on appelle la période du Protectorat de Cromwell. En 1660, on a la restauration monarchique où Charles II est nommé roi d’Angleterre. Or tout ça, c’est important parce que Hobbes va vraiment prendre parti pour la monarchie et ses livres sont liés au contexte. Mais alors il ne faut surtout pas imaginer, comme on aurait tendance à le faire aujourd’hui, que l’opposition entre monarchie et république correspond à une opposition entre dictature et démocratie. Le protectorat en question correspond plutôt à une dictature d’Olivier Cromwell et puis de son fils Richard. D’un point de vue religieux, on est également dans des conflits. Un des problèmes de Charles Ier, c’est qu’il a perdu l’Irlande, qui était essentiellement catholique. On est dans un régime de l’Anglicanisme où le Roi est le chef spirituel et il y a une indépendance réclamée vis-à-vis du Pape. Ça veut dire que les partis religieux catholique et protestant fomentent la révolution dans l’intention de reprendre du pouvoir. Et c’est dans ce contexte-là qu’intervient Hobbes. Mais il n’est pas qu’en Angleterre, il est également en France où là on peut dire que, d’une certaine manière, c’est un peu plus calme quoique il y a quand même la guerre avec l’Espagne de 1635 à 1659. Il y a aussi la Fronde de 1648 à 1653. La Fronde, ce sont ces troubles civils importants pendant la Régence et la minorité de Louis XIV où à la fois les aristocrates, d’une part, et le peuple, d’autre part, protestent contre le renforcement du pouvoir de Richelieu et de la Régence. Alors voilà pour le cadre vraiment brossé à très gros traits.

Léviathan
Détail du frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes

Dans son célèbre essai, Hobbes propose une vision du monde qui est matérialiste et qui accommode la religion. Pour lui, tous les êtres ont un corps et le corps de Dieu est le monde matériel. L’État est une création de l’Homme comme l’Homme est une création de Dieu. L’État est un être vivant, un véritable dieu mortel, comparable au Léviathan du livre de Job. Cette assise théologique place le pouvoir spirituel entre les mains de l’État et rend illégitimes tous les pouvoirs qui menaceraient l’intégrité du corps souverain, y compris le pouvoir des partis religieux. Par contre, l’État étant une créature que l’Homme a mise au monde pour se protéger contre les atteintes de ses semblables, le rôle de l’État doit se limiter, sous peine de se mettre lui-même en danger, à assurer la sécurité des hommes en son sein par la loi et l’ordre et par la conduite de la guerre contre les États qui le menacent.

Cette vision matérialiste du monde, qui n’est pas remise en question par les auteurs de La 4ème révolution , ne laisse qu’une seule issue à l’état de guerre de tous contre tous dans lequel sont plongés les États du globe : l’émergence d’un nouvel être qui assurerait la sécurité de tous les États, comme le fait chaque État pour ses propres sujets. Pour Hobbes, le roi du monde sera le Christ ressuscité. On peut se demander quel sera cet être dans le futur fantasmé par Philippe Couillard.

Vers un marché automate

Les contemporains de Hobbes savaient construire des automates. On devait s’émerveiller devant ces simulacres d’hommes comme on s’émerveille aujourd’hui devant des simulacres d’intelligence humaine. Les États, disent Micklethwait et Wooldridge, sont aux prises avec deux phénomènes qui menacent leur santé : la maladie de Baumol et la loi d’Olson, des résistances auxquelles ils proposent d’opposer les remèdes de la technologie et de la privatisation.

Les auteurs présentent d’abord la thèse de 1966 de William Baumol à l’effet que la productivité s’accroît bien plus lentement dans les industries à fort capital humain que dans les industries où le travail peut être accompli par des machines. Les industries manufacturières sont de plus en plus efficientes alors que les secteurs avec une forte concentration de travailleurs comme l’éducation et la santé n’arrivent pas à suivre, au grand dam des populations et de leurs gouvernements.

L’autre thèse est celle exposée par Mancur Olson en 1965 dans son livre The Logic of Collective Action (La logique de l’action collective). Olson explique comment les groupes d’intérêts bénéficient d’un avantage énorme dans les démocraties. Le raisonnement est le suivant : « L’organisation étant une activité difficile et requérant beaucoup d’argent, de temps et d’énergie, les petits groupes consacrés à des buts qui leur sont chers sont bien plus susceptibles de faire le travail d’organisation que les grands groupes constitués autour de buts généraux et grevés par des opportunistes voulant jouir des avantages de l’action politique sans en payer les coûts. » La Loi d’Olson s’énonce comme suit : « Plus le groupe est grand, moins il fera avancer ses intérêts communs. » Pour les auteurs, la Loi d’Olson est vraie et s’applique aussi au secteur public.

Artiste Keith Thompson www.keiththompsonart.com
Détail de Europe 1914, Keith Thompson, tous droits résevés, keiththompsonart.com

Les solutions n’apparaissent pas clairement aux auteurs dû à la difficulté de prédire le futur. Cependant, ils proposent des pistes de recherche : les avancées des technologies de l’information devraient permettre d’améliorer l’efficience des secteurs comme l’éducation et la santé et la privatisation de ces secteurs devraient permettre de libérer les gouvernements des pressions populaires organisées par les groupes d’intérêts liés à ces domaines, soient-ils des travailleurs ou des pharmaceutiques.

Le récit mythique s’achève donc avec l’évocation du chemin vers le salut universel. Jusqu’au salut, les États devraient vivre et mourir dans un marché unique, vraisemblablement animé par les technologies de l’information, et qui assurera leur sécurité comme eux-mêmes le font pour leurs propres sujets.

Le problème du mythe appliqué au réel

Il n’est pas question ici de s’attaquer à la thèse de Micklethwait et Wooldridge, mais de mettre en garde ses lecteurs contre des erreurs prévisibles lors de prises de position engageant le futur du Québec.

En acceptant la prémisse du Léviathan, on accorde une nature divine à l’État. Ce texte qui permettait à Hobbes de réconcilier la révolte de la Couronne contre l’autorité du Pape avec la doctrine des Pères de l’Église est aujourd’hui utilisé pour retirer aux États le contrôle des secteurs de l’éducation et de la santé. En divinisant le marché, nous lui conférons une autorité qui rend légitime le recours à la coercition du politique par l’économique au nom de la sécurité des États. Ce qui est divin échappe au contrôle des hommes et exige leur soumission. Voilà qui est anachronique dans la politique québécoise du XXIème siècle.

Dans La 4ème révolution, les auteurs racontent que la plus grande partie du radicalisme de Margaret Thatcher « a été cachée à l’électorat britannique qui l’a élue en 1979 », mais qu’elle a « révélé ses vraies couleurs » une fois au pouvoir. Ce n’est pas parce qu’une politicienne l’a fait en 1979 que c’est acceptable et qu’on a le droit de dissimuler ses intentions véritables pendant une campagne électorale. L’idée que l’électorat est susceptible de se tromper si on lui présente ce qu’on tient pour vrai n’est pas une excuse pour faire fi des règles démocratiques en place. Je suis certain que Micklethwait et Wooldridge seraient du même avis si on le leur demandait.

En ce qui concerne le secteur de la santé, auquel je consacre beaucoup de mon temps et que je connais quand même un peu, le Québec n’est pas comparable à l’Inde. L’exemple de succès donné dans le livre est celui de la chaîne d’hôpitaux du Dr. Devi Shetty, que ce dernier a bâtie à partir de zéro et qui permet à ses chirurgiens de faire en moyenne entre 400 et 600 opérations par année. En faisant payer plus cher les mieux nantis, cette entreprise permet de soigner presque gratuitement les plus pauvres tout en générant de bons profits. À la différence de l’Inde, le Québec a déjà développé un réseau universel de soins de santé et de services sociaux qui fonctionne bien dès lors qu’on y a accès. Le développement d’un réseau de santé privé avec le gouvernement comme payeur unique ne peut pas se faire au Québec sans démanteler la plus grande partie du réseau public en place et compromettre la vitalité du secteur communautaire. Une véritable révolution commencera lorsque le Québec aura réduit le prix qu’il paye pour ses médicaments pour rejoindre la moyenne des pays de l’OCDE. D’ici là, le gouvernement peut difficilement prétendre réduire les coûts dans le secteur de la santé en augmentant ses achats sur le marché privé.

Finalement, la Loi d’Olson est contredite par les nouveaux mouvements sociaux qui ont secoué le monde de l’économie politique des dernières années. L’argent n’est pas nécessaire à l’organisation de vastes mouvements de contestation. L’indignation suffit parfois à soulever les passions et à pousser un grand nombre de gens ordinaires à se mobiliser simultanément pour affaiblir ou faire tomber des gouvernements. Micklethwait et Wooldridge font remarquer qu’aux États-Unis, près de la moitié des 1% les plus riches sont des médecins spécialistes[9].  Un fait, disent-ils, qui a échappé au mouvement Occupy Wall Street. Je ne sais pas ce qu’ils essaient de dire par là, mais ça n’a certainement pas échappé à l’attention des médecins qui nous gouvernent.

[1] The Fourth Revolution : The Global Race to Reinvent the State, John Micklethwait and Adrian Wooldridge, The Penguin Press, 2014.

[2] Repenser l’État du Québec : La bible de Couillard?, Antoine Robitaille, Le Devoir.

[3] The Fourth Revolution, p. 68.

[4] The Fourth Revolution, pp 93-94.

[5] La politique des oracles, Ariel Colonomos, Albin Michel, 2014.

[6] Par extension du sens donné par René Girard au scandale fondateur de la chrétienté.

[7] La ruse du Léviathan, Anne Staquet, Hermann, 2013.

[8] Stratégies d’accommodement des idées subversives : le cas du « Léviathan », audio, 2013.

[9] The Fourth Revolution, p. 203

About François Genest 18 Articles
Mathématicien. Blogueur. Observateur des mouvements sociaux. courriel : francois . genest @ gmail . com