Série-Choc: Médias et minorités, partie 2

Crédit photo: Samer Beyhum. Photo de Place des peuples, Montréal, 2012.

 

Nous poursuivons maintenant avec la suite de l’entrevue avec M. Paul Eid, professeur de sociologie, à l’UQAM, de Montréal. Celui-ci travaille également à la Chaire de Recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC). Nous abordons la question de la représentation, en général, dans les médias, des femmes musulmanes, ainsi que le discours des chroniqueurs-chroniqueuses sur les personnes musulmanes. Enfin, nous terminerons sur la place qui est donnée, dans des médias plus connus, aux sites internet disant combattre l’islamisation.

Pour lire la première partie, qui fut publiée hier: http://www.99media.org/retour-de-serie-choc-medias-et-minorites-partie-1/

Au niveau des femmes musulmanes, comment sont-elles représentées dans les médias?

Elles sont souvent représentées comme des femmes soumises, des objets contrôlés par leurs maris ou les hommes de leur communauté. On leur nie ce qu’on peut appeler « l’agentivité », c’est-à-dire la capacité de penser et d’agir par elle-même, et donc la possibilité d’être un agent autonome pouvant remettre en question les traditions patriarcales, qui ne sont pas propres à l’islam par ailleurs. Dans toutes les sociétés, il y a des structures patriarcales, sauf que la question de l’égalité des sexes a été instrumentalisée en Occident. Plus précisément, le féminisme a été instrumentalisé par certaines personnes de manière à renforcer un clivage entre, d’une part, un « Nous » judéo-chrétien, libéral et pétri de valeurs d’égalité et de laïcité et, d’autre part, un « Eux » arabo-musulman englué dans un cadre patriarcal au sein duquel la femme est assujettie à ses hommes. Il y a beaucoup d’auteur(e)s qui parlent même d’une instrumentalisation du féminisme à des fins racistes. Je ne sais pas si le terme instrumentalisation est approprié puisqu’il ne s’agit pas en général d’un féminisme poursuivant des fins consciemment racistes. Mais une chose est certaine: il s’agit d’un féminisme salvateur et missionnaire, qui constitue un relent de l’époque coloniale où la domination par l’Europe des sociétés musulmanes, et du Tiers-Monde en général, était justifiée par la supposée infériorité de ces peuples, notamment en ce qui a trait à la manière dont les hommes traitent leurs femmes. C’est notamment par le biais de cet argument que la colonisation de l’Algérie fut justifiée par la France. Les féministes post-coloniales considèrent qu’il s’agit là d’une forme manifeste d’orientalisme, une notion qu’elles empruntent explicitement à Edward Saïd.

Dans un cadre orientaliste, l’Orient est produit par l’Occident en vase clos au sein d’un système de pensée qui pré-fabrique la figure de l’Autre. L’Occident ne remet alors plus en question ses représentations stéréotypées du musulman pour les soumettre à l’épreuve du réel. Il n’est donc même plus nécessaire de donner la parole aux principaux intéressés. C’est un système circulaire qui se reproduit par lui-même, où chaque image de l’Autre vient confirmer l’image précédente. On n’en sort plus! Et quand on donne la parole aux principaux intéressés, on va chercher des personnes bien ciblées, présentées comme des représentantes de la communauté (alors qu’ils ou elles ne représentent qu’un courant au sein de leur « communauté », parfois très marginal). Les journalistes vont chercher à restituer un « discours musulman » qui vient conforter les représentations et les discours dominants sur l’islam, les musulmans et les Arabes. Par exemple, on va aller chercher un imam imbuvable qui est dénoncé et décrié par 99% des gens de sa propre « communauté », mais on lui donne une importance disproportionnée; l’auditoire se scandalise alors de ses propos, et chaque fois, on oublie qu’il n’est pas représentatif. L’autre cas de figure consiste à donner la parole à des personnes originaires de sociétés à majorité musulmane dont le discours très critique envers l’islam reproduit le regard catégorisant, essentialisant et réducteur que pose le groupe majoritaire sur les musulman(e)s; les journalistes vont alors chercher à interviewer des musulmanes et des musulmans, présenté(e)s comme des cas d’exception, qui disent «attendez, moi, je sais comment ça se passe chez-nous, l’islamisme a contaminé l’islam, l’islam est intrinsèquement sexiste, l’islam est gangrené par l’intégrisme, etc. ». Du coup, ces discours critiques de l’intérieur, non seulement donnent une légitimité plus grande aux clichés et aux idées reçues sur les musulman(e)s, mais permettent également aux journalistes et aux médias d’éviter les accusations de racisme (« puisque c’est eux qui le disent »). En donnant toujours la parole aux mêmes personnes qui, usant de leur statut d’initié, martèlent continuellement que l’égalité des sexes, la laïcité et les valeurs républicaines sont des valeurs occidentales incompatibles avec l’islam, les médias contribuent à renforcer les préjugés sur les musulman(e)s par réductionnisme.
Il ne s’agit pas de dire que critiquer les islamistes est islamophobe, loin de là. Il y a d’ailleurs plein de gens qui le font chez les musulman(e)s eux-mêmes. Mais là ou on commence à flirter avec l’islamophobie, c’est quand on tient des discours islamistes sectaires et marginaux pour l’étalon de toute la « communauté » musulmane.

Au niveau des chroniqueurs, comment voyez vous la manière de représenter les musulmans actuellement?

Certains chroniqueurs et chroniqueuses, on le sait, ont tendance à attiser ou à reproduire les stéréotypes et préjugés anti-musulmans. Qui plus est – et ça c’est relativement nouveau -, plusieurs chroniqueurs et chroniqueuses se sont lancé(e)s récemment dans une chasse aux discours islamistes, une traque aux opinions jugées non-conformes. Or, ce type de chasse aux sorcières va à l’encontre même de la liberté d’expression, que l’on prétend défendre becs et ongles par ailleurs, en particulier depuis les attentats contre Charlie Hebdo en France. Vouloir faire taire par tous les moyens les discours qui dérangent, aussi illibéraux puissent-ils être, me semble assez problématique dans une démocratie. L’idée qui sous-tend ce type d’attitude est que ces personnes qui dérangent peuvent influencer les autres, se cloner. On leur prête alors un pouvoir démesuré en s’imaginant qu’elles seraient à même de manipuler leur « communauté ». On en revient à l’idée que l’individu n’a aucun pouvoir, aucune agentivité, aucune capacité de distanciation critique face aux discours extrémistes. Ceci dit, j’aime bien certains chroniqueurs, qui font dans la nuance.

On voit actuellement que certains médias font intervenir des gens provenant de sites internet disant combattre l’islamisation. On pense entre autres, à Jacques Brassard, le 5 mars dernier, dans sa chronique au Journal de Québec, qui nommait à son lectorat qu’il fréquentait deux sites particuliers: Point de bascule ainsi que Poste de Veille. Le responsable de ce dernier site, Philippe Magnan, est également intervenu sur la tribune du 98,5, le 30 janvier dernier. Enfin, au Radio-X, à l’émission de Dominic Maurais, la ”Fédération des Québécois de Souche” est venue présenter ce qu’elle était à l’animateur et a parlé d’un moratoire sur l’immigration. Que pensez-vous de cela?
Le danger qu’il y a, c’est que les gens qui alimentent ces sites sont des groupes et personnes qui font dans la théorie du complot, ce qui rappelle étrangement l’une des caractéristiques distinctives de l’antisémitisme. Le thème du danger d’islamisation qui guette nos sociétés occidentales est typique d’un discours raciste d’extrême-droite. La logique qui sous-tend ce discours est que l’islam est une sorte de cancer insidieux pouvant se répandre en créant des métastases qui gangrèneront graduellement tout le corps social. C’est un discours très proche de celui du Front National en France, par exemple. Auparavant, au Québec, ce type de discours paranoïaque aurait été considéré comme très radical et les médias ne voulaient pas faire intervenir les personnes qui s’en réclamaient de peur de se faire accuser de racisme. Que les groupes porteurs de ce discours, ou encore leurs idées, soient maintenant de plus en plus présents dans certains médias plus « mainstream » démontre qu’il y a eu une certaine banalisation, une progression du racisme au sein de la société. On peut le voir comme un baromètre annonçant une période où les formes les plus virulentes de l’islamophobie risquent d’acquérir une certaine respectabilité.
Un très grand merci à M. Paul Eid!

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Journaliste indépendante