Émilie Gamelin pleure

Aujourd’hui comme chaque dimanche après-midi, les bénévoles du Burrito Project distribuent des sandwichs végétariens aux sans-abris. Comme chaque dimanche, nous terminons la distribution à la place Émilie Gamelin, qui malheureusement, est toujours surpeuplée de gens dans le besoin.

J’écoule mes dix derniers burritos sur le haut de la place: c’est là que de nombreux sans-abris sont traditionnellement installés, autour des quelques tables en bois qui y sont disposées. Sur l’une des tables, un homme dort. Un des bénévoles dépose un burrito à côté de lui, il le trouvera lorsqu’il se réveillera. Nous partons, c’est le moment qu’ont choisi deux «gardiens de la paix» pour passer derrière nous. Les deux uniformes bodybuildés roulent des mécaniques et ralentissent leur pas à la hauteur du groupe d’itinérants. Ils ne disent rien, le regard dissimulé derrière leurs lunettes de soleil, ils secouent l’homme endormi. L’homme ne se réveille pas. Toujours sans rien dire, les deux agents se saisissent de ses affaires et les balancent au sol. Les policiers repartent. Pas un mot n’a été prononcé, c’est comme ça, c’est lâche, c’est gratuit. Laissez-moi donc modifier ce que j’ai écrit précédemment: lorsqu’il se réveillera, l’homme endormi ne trouvera pas son burrito «à côté de lui», il le trouvera quelque part par terre, immangeable, pas loin de son sac à dos et de son manteau, désormais plein de terre et de  poussière…

Il nous reste encore une quinzaine de burritos, nous descendons la place pour les distribuer. Les deux mêmes policiers croisent une autre sans-abri, visiblement un peu soûle, et très manifestement atteinte de légers troubles mentaux. Il est néanmoins évident qu’elle est totalement inoffensive. Les policiers la provoquent du regard. Elle réagit, l’un des policiers lui rit au nez. Elle s’énerve, elle les suit. Le policier continue à rire, puis sort son téléphone portable pour la filmer. Elle s’enrage et perd son calme, tombée dans le piège de la provocation. Lorsqu’elle a suffisamment dépassé les bornes, les policiers s’autorisent à l’interpeller, sans ménagement. Ils sont deux sur elles, elle résiste et se retrouve très rapidement projetée au sol, la tête la première. Elle se débat, elle crie, dans sa chute, elle a été blessée à l’arcade, son visage est en sang. Lors de l’intervention des policiers, son vieux pantalon a été déchiré dévoilant quasi totalement son entrejambe. Elle est maintenue au sol dans cette position humiliante, et comme pour en rajouter, un des policiers place son pied sur sa tête, tandis que l’autre la menotte. Entre-temps, les renforts sont arrivés, deux voitures, avec sirène et gyrophare. Ils sont désormais cinq agents pour terminer l’interpellation, et surtout, tenir à distance une foule au sein de laquelle certaines personnes commencent à s’indigner : «Est-ce que vous pensez vraiment que vous aviez besoin de faire ça?! Est-ce que vous pensez vraiment qu’ELLE avait besoin de ça?!».

Nous, citoyens bénévoles, nous distribuons de la nourriture et tentons d’aider, à notre petite échelle, ceux qui sont dans le besoin autour de nous. Eux, policiers, mairie, gouvernement passent derrière nous et enfoncent ceux qui sont pourtant déjà suffisamment dans la misère. Après avoir vu ça, il ne me reste plus qu’à aller boire une bière, et tenter de ne pas pleurer de rage. À deux pas d’ici, l’Escalier me permettra de noyer (un peu) ma haine ordinaire. Depuis la fenêtre du bar, j’ai une vue imprenable sur la place Émilie Gamelin. L’été arrive, les touristes ne vont pas tarder à venir. Pour l’occasion, la place a fait peau neuve: de charmants bacs à fleurs côtoient des bancs accueillants, un bar-restaurant paisible est ombragé par de jolis parasols, une scène accueillera quelques événements culturels, et une «oeuvre magistrale illuminée» est suspendue au-dessus des têtes. Je ne peux m’empêcher de penser que ces sympathiques projets d’urbanisme, qui pullulent dans tous les centres-ville du monde, sont clairement destinés à normaliser les quartiers accueillant les touristes, en nettoyant les rues de ceux qui, par leur présence, polluent la vie des honnêtes consommateurs. Oui, c’est bien pour «nettoyer» la place que ces policiers zélés sont payés aujourd’hui. Il ne faudrait pas que la misère soit trop visible. Ou en tout cas pas en été. D’ailleurs, doit-on s’étonner que l’aménagement, éphémère, soit remballé si tôt la saison touristique terminée?

En sirotant ma bière, je pense également à Émilie Gamelin, cette religieuse québécoise du XIXe siècle, qui donne son nom à la place, et dont la statut accueille les voyageurs sortant du métro. Cette femme a dédié chaque seconde de sa vie à aider les pauvres. Elle est aujourd’hui unanimement reconnue comme un personnage historique majeure et respectable. Elle est reconnue jusque par ceux qui, aujourd’hui, participent directement ou indirectement à la traque des pauvres et des marginaux. Émilie, c’était cette femme qui vendait ses biens pour ouvrir des refuges; c’était aussi «l’ange des prisonniers», qui venait apporter du réconfort aux détenus des prisons; c’était celle qui veillait sur les infirmes, les pauvres et les vieillards; c’était aussi et surtout, celle qui fonda, entre autres, l’Asile de la Providence. Bref, une femme que nos dirigeants aiment citer à la veille d’une échéance électorale, et qu’ils aiment oublier les trois cent soixante-quatre autres jours de l’année.

Ma bière est maintenant terminée, je repars. Je crois rêver lorsque, de retour dans la rue, je vois cinq voitures de police exhiber fièrement leurs gyrophares aux quatre coins de la place. À l’arrière de l’une des voitures de patrouille: un sans-abri, évidemment. Difficile pour moi de porter un jugement, je n’ai pas vu ce qui s’est passé. Mais étant donné ce que j’ai observé précédemment, je m’autorise à penser que j’assiste à un nouvel épisode du grand nettoyage de la place Émilie Gamelin. Tapage diurne, vagabondage, trouble à «l’ordre public», atteinte à la pudeur (l’homme était torse nu), ébriété, etc. : un arsenal de règles rendra la tâche facile aux “agents de la paix”, à l’heure de faire considérer la vie d’un homme de la marge comme un acte délictueux et répréhensible.

Je ne m’attarde pas. Qu’est ce que je pourrais y faire, après tout? Tandis que je m’éloigne de cette place souillée et harcelée par une surprésence policière, mon regard est happé par une inscription gravée dans la pierre: « Un don d’espoir. Vous êtes sur le site d’un grand projet collectif: l’Asile de la Providence où dignité humaine et prise en main avaient priorité. Un don d’espoir d’Émilie Gamelin, au cœur de la ville.» L’ironie de la situation ne me fait pas rire. D’ailleurs, comme un symbole, cette inscription est partiellement effacée par le temps. Nul doute qu’Émilie pleure à l’heure qu’il est.